En pleine journée, quand le bar est fermé, cela ne signifie pas qu'il soit vide. Loin de là. Déjà, parce qu'il y a toujours un ou deux vampires ayant raté l'heure du lever de soleil pour s'en aller, occupés à pourrir dans la chambre froide en attendant le prochain soir. Ensuite, parce qu'il faudrait être sourd pour ne pas entendre le bazar que Nathan et moi mettons en bas, dans ce qui sert habituellement de réserve quand Lana pense à passer les commandes... ce qui a pas du arriver cette semaine, vu la place que nous avons pour circuler.

"Quand t'auras fini de t'échauffer, tu penseras à me réveiller."

L'épée passant à deux centimètres de mon visage devrait me faire réfléchir à mes paroles, si je n'étais pas sans ignorer que Nathan retiens ses coups face à moi. Non pas qu'il me sous-estime mais je crois surtout qu'il se surestime. Je sais éviter les coups, et je survivrai à quelques coupures. C'est pas comme si j'avais connu pire en deux millénaires d'existence, hein?
J'écarte sa lame de la dague que je tiens à gauche avant de plonger la droite dans sa direction, la lame se contentant de glisser sur les écailles recouvrant à présent le torse du demi-dragon en face de moi.

"Sans pouvoirs, ça comprenais les écailles, au cas où t'étais pas au courant."

Je recule, me positionnant de nouveau en position de défense, dans l'attente de son prochain coup. A vrai dire, chacun de nous connait à la perfection les coups de l'autre, mais une surprise n'est jamais impossible, en témoigne la coupure que j'ai récolté sur l'épaule un quart d'heure plus tôt.

Un jour, mon service achevé, je retournerai directement chez moi, profiter de ma journée de liberté auprès des miens. Mais, entre Elaine qui est à l'Ecole, Lean qui bosse dieu seul sait où, et Titouan chez ma mère (même si je ne suis pas encore totalement convaincu de la bonne idée que c'est là, mais elle n'a pas encore réussi à le perdre comme elle a pu me perdre à l'époque, j'appelle ça une avancée), je serais à peu près tout seul à la maison. Et même si j'aurai pu en profiter pour rattraper un peu de toutes les heures de repos en retard que je peux accumuler, je préfère encore passer la journée au bar en compagnie de Cerbère. Je suis un dragon, ou seulement la moitié d'un, question sommeil, je trouverai bien un moment pour m'offrir une sieste de dix ans. En attendant, j'ai d'autres chiens à fouetter. Comme celui qui me nargue avec ses dagues jumelles, là, juste devant moi. Parfois, ça a des intérêts que la réserve soit plus qu'à moitié vide. Je vais pouvoir botter l'arrière train d'un chien!

"Conseil d'ami, t'endors pas trop, tu pourrais le regretter."

Mon épée passe à quelques centimètres de son visage, juste ce qu'il me faut pour lui rappeler que j'existe et que j'ai présentement de quoi l'abimer. Et cela semble efficace, comme ses lames se mettent en action la seconde suivante, l'une écartant mon épée et l'autre suivant le mouvement de mon camarade, prête à me rentrer dans les cotes. Ce qui était sans compter sur mon armure naturelle, ou quelques écailles bien placées qui dévient sa lame. Je ris ouvertement à sa remarque, écartant les bras et, se faisant, m'exposant à la morsure de ses dagues.

"C'est pas comme si je les contrôlais. Console toi, t'es encore une menace pour quelqu'un, apparemment."

Je me remet en position, l'épée levée face à moi, et me lance à nouveau vers lui, baissant ma lame au dernier instant pour lui faucher les jambes. Oh, je sais qu'il va rattraper ça, raison pour laquelle je lui prévois une petite surprise à l'arrivée, laissant ma main libre s'armer d'écailles et de griffes pour mieux la lui lancer au visage. S'il veut de l'action, il va en avoir, à commencer par ajouter quelques copines à cette balafre qu'il se traine depuis aussi longtemps que je le connais.

"C'est toi qui dors là!"

Si j'étais plus jeune, ou plus impulsif, j'aurai foncé tête baissée dans l'ouverture géante qu'il m'offre dans sa défense, en se tenant ainsi bras écarté. Seulement, contrairement à l'écailleux face à moi, j'ai un cerveau et je sais l'utiliser. J'ignore donc la provocation de Nathan, me contentant de réajuster ma prise sur mes dagues tout en me replaçant, prêt à intercepter sa prochaine attaque.

"Cette excuse a t elle déjà marché? J't'ai jamais vraiment vu te recouvrir d'écailles en plein centre ville parce qu'on t'avais bousculé dans la foule..."

Hé, je suis une menace, ok? Peut-être pas du point de vue de la majorité des habitants de l'Enfer, et peut-être pas pour l'Ecole, de mon point de vue, mais dehors, y a 7 milliards d'humains qui n'iraient surement pas tenter d'approcher la main du démon Cerbère. Je n'ai certes plus la notoriété que j'ai pu avoir à ma grande époque, mais il en reste qu'un chien à trois têtes de deux mètres cinquante de haut, ça a de quoi impressionner, non?
Cependant, il lui en faudra davantage pour me mettre hors de moi. Au delà de la pyrokinésie ou de son armure (qu'il contrôle à la perfection, soit dit en passant), il est là, le véritable pouvoir de Nathan. Vous pousser suffisamment hors de vous pour vous faire oublier qu'il va vous en coller une. Mais personnellement, je le connais trop bien, ça marche plus.

"C'est quand tu veux."

Après l'attaque haute, une attaque basse. Nathan, tu es si prévisible! Je saute pour éviter son épée, me rendant compte une seconde trop tard que je suis tout aussi prévisible que lui. La gifle que je prend, accompagnée de la morsure cuisante de quatre griffes de dragon s'enfonçant dans la chair trop tendre de ma joue, me bouscule dans mon saut, me jetant  à terre une seconde. Je suis cependant presque aussitôt sur mes pieds, jetant mes dagues à terre pour répondre aux griffes par les griffes. S'il veut qu'on se batte comme des chiens, soit, je serais son molosse.

Allez pas croire, on est les meilleurs copains du monde. Des frères même. Mais parfois, deux frères ont besoin de se foutre sur la gueule, en restant moyennement poli. Et voilà comment on se retrouve dans cette cave, à changer un entrainement tout à fait banal en bataille rangée.

"Tu me connaissais pas y a trois siècles. J'étais affreux avec ces écailles. De quoi passer en Flash Spécial sur CNN!"

Heureusement qu'il y a trois siècles, les médias n'étaient pas ce qu'ils étaient. Si Youtube avait existé, j'aurai été dans une galère juste énorme. Mais heureusement pour moi, ça existait autant que les portables avec caméra intégrée, donc, hormis envoyer deux ou trois personnes à l'asile après avoir vu un "homme lézard" (pitié, c'est Apophis le lézard!), mes problèmes de contrôle n'ont jamais eu de conséquences trop dramatiques.

"Allé, boude pas. Quoiqu'on en dise, t'es terrifiant. Demande aux enfants pour voir."

Entre la grande de dix huit ans qui trouve en son oncle un excellent confident contre moi et le petit de deux ans qui ne trouve pas meilleur cheval a bascule que le gros chien noir, je ne suis pas crédible. Mais on s'en fout là. Là, je vais offrir une correction au dit chien avant qu'il ne m'en offre une!

"Ah, voilà le Cerbère que j'aime!"

Pour les non initiés, la transformation de l'homme en chien peut paraitre effrayante. Surtout quand les mâchoires claquantes du molosse vous passent à deux centimètres du nez. Moi, je prend ça du bon coté, et c'est le sourire aux lèvres que je me recouvre de mon armure d'écailles, laissant mes yeux rougir comme des flammes et mes canines s'allonger d'un bon centimètre. Rien de très impressionnant pour un dragon, mais je fais avec ce que j'ai. Et puis, les mâchoires des trois têtes de chien géantes claquant face à moi ne donnent pas envie d'en tester le contact sans écailles.

Qu'il ai pu manquer a ce point de contrôle sur ses pouvoirs à une époque? J'y crois totalement. Vrai que son instinct de conservation est parfois effarant, et je suis à peu près sur que Lean ne peut pas le gifler sans qu'il n'y attrape quelques écailles au vol. Mais zut, je suis certain que Titouan contrôle mieux ses écailles que son fichu paternel, et le gamin, il a deux ans! Nath' peut bien dire ce qu'il veut, si son fils y arrive, lui doit bien réussir à y arriver aussi, pour peux qu'il n'allume quelques neurones de son cerveau.

"On doit pas parler des mêmes gosses. Les tiens iraient jouer entre mes mâchoires sans l'ombre d'une inquiétude."

Le jour où Nathan trouvera le bouton pour se transformer en dragon, je m'inquièterais. En attendant, c'est un jeu dont aucun de nous deux ne sort gagnant, ou perdant. La transformation est une torture à laquelle j'ai eu deux millénaires pour m'habituer, et si les os qui se brisent pour mieux se reformer ne sont franchement pas une partie de plaisir, la puissance que je possède sous cette forme animale qu'on me connait tant est une forme de jouissance en elle-même. Enfin, sauf quand je me transforme dans une pièce et je me bouffe le plafond entre les oreilles, ce qui fait gronder à l'unisson les trois têtes, peut importe leur personnalité. Quelques secondes hagardes où je me battrais avec moi-même, le temps de reprendre le contrôle des trois entités, avant que notre but commun se rappelle à nous. On n'a pas un dragon à dévorer?

Comme je m'y attendais, Nathan se recouvre - intelligemment cette fois-ci - de son armure d'écailles, et je fais claquer mes mâchoires au ras de son museau d'écailleux, avant de me manger le plafond une fois de plus, la poussière des joints s'étalant doucement dans l'air entre nous. Pour le coup, pas géniale la transformation. Après une série d'aboiements bien sentis, de quoi lui faire dresser les cheveux sur la tête (ou les écailles sur le pif ), je reprend forme humaine quelques instants avant de m'offrir une transformation plus adéquate à l'étroitesse de l'endroit. Et c'est un molosse de presque 40kg qui saute au visage de mon dragon préféré, mes mâchoires visant sa gorge, où je sais parfaitement que, stupidement, ses écailles sont plus fines. C'est là que mes crocs ont une chance de traverser son armure, et c'est là que je compte bien viser!

Quand je vois Cerbère se bouffer le plafond non pas une mais deux fois, et en prime, de ses trois énormes têtes réunies, je suis content de ne pas être en mesure de me transformer totalement. Sérieusement, quel intérêt cela aurait de se changer en une créature de dix ou vingt mètres de long... coincée dans une cave de tout juste huit mètres quand elle est totalement vide? D'accord, dans le genre moins philosophique, mon autre pensée en le voyant se manger le plafond comme il le fait présentement est que je ne compte pas que le bâtiment nous tombe sur la tête aujourd'hui. J'ai autre chose à faire de ma journée que de reconstruire la baraque, croyez moi. Quelle chose? J'en sais rien. Je trouverais quand on me posera la question.

Près de quarante kilos de muscles qui me sautent sur le poitrail sont un excellent moyen de me faire tomber par terre, je dois en convenir. C'est qu'il ferait presque peur, aboyant et mordant ainsi à quelques centimètres de mon visage, éloigné uniquement par le bras que j'ai réussi à glisser sous sa gorge au moment de l'impact, et avec lequel je tente présentement de l'éloigner définitivement de moi. Ses crocs? Ah, je peux confirmer qu'ils sont diablement plus longs que les miens, et je confirme qu'ils mordent tout aussi fort, bien que sous cette forme, il n'ai aucune chance de traverser mes écailles. Tout à l'heure, en revanche, je n'en aurait pas mené si large, s'il n'avait été gêné par la hauteur limitée du plafond.

Bon, je le laisse s'énerver encore deux minutes. Et puis zut. Je glisse ma main libre sous la masse de poils noirs pour le pousser juste assez pour que je me déloge de là, avant de l'envoyer bouler contre une étagère quand il revient à la charge, sa forme disparaissant dans l'obscurité d'un coin dissimulé de la lumière du soupirail par plusieurs caisses de bouteilles superposées. Au moins pour cette fois, il n'y a pas de casse à déplorer... pour le moment.

Si je voulais vraiment le faire souffrir, je n'aurais aucune difficulté à le faire. Ne suis-je pas Cerbère, gardien des Enfers, tourmenteur des âmes damnées que Azazel envoyait jadis pourrir dans son antre? Si j'ai brisé mes chaines, je n'en demeure pas moins aussi puissant qu'avant. Mais Nathan est mon ami. Mon frère. Et probablement la seule personne en qui j'aurai jamais pleinement confiance. Et si la bête féroce qui sommeille en moi se réjouit de se voir lâcher la bride le temps de lui offrir une leçon d'humilité, la part d'humanité que je possède quelque part m'empêche de transformer cette bagarre en boucherie. Peut-être également que ses écailles n'y sont pas étrangères.
Cependant, la fureur m'aveugle momentanément, et sa manœuvre pour m'écarter de sa route, je ne la vois pas venir, trop occupé à tenter d'effacer de son visage ce sourire trop satisfait.

Je ré-attaque aussitôt, me jetant de nouveau dans sa direction pour mieux voir arriver sur moi le coin de l'étagère qui me réceptionne dans un jappement de douleur incontrôlé A ce petit jeu, on récolte toujours des bleus. Bien que je trouve que aujourd'hui, Nathan en a récolté moins que moi, et qu'il est temps que cela change. Alors je profite du coin sombre dans lequel j'ai atterri pour reprendre apparence humaine et remettre la main sur l'une de mes dagues tombées à portée de moi. Serrant les dents pour étouffer un gémissement qui trahirait mon intention, je me relève doucement mais prestement et contourne l'assemblage de caisses à mon coté tout en pesant chaque pas, afin de ne pas attirer l'attention du dragon que je contourne en même temps que ces bouteilles. Et alors qu'il finit enfin par se demander ce que je fabrique et se dirige vers ma dernière position, je me glisse derrière lui jusqu'à glisser ma dague sous sa gorge, l'appuyant juste assez contre sa peau pour laisser filer quelques gouttes de sang, petite victoire. Petite consolation en regard des quatre déchirures que je compte sur ma joue, ou de cette estafilade sur mon épaule. Aujourd'hui, c'était pas ma journée, je me rattraperais demain.

"A toi de payer ta tournée, je crois."

Je crois que je lui ai fait mal. Il dira ce qu'il voudra, le jappement, je l'ai clairement entendu. Et il n'y a absolument pas besoin d'avoir l'oreille développée pour ça. Mais je pense qu'il a assez dégusté aujourd'hui pour que je laisse son égo se soigner sans en rajouter une couche. La semaine passée, c'était à moi d'apprendre à voler. Chacun son tour.
En revanche, là, je le trouve bien long à s'en relever, l'ami Cer'. Et c'est me débarrassant de mes écailles devenues inutiles que je me dirige vers lui, désireux de m'enquérir de son état. Je sais que je l'ai abimé, mais de là à ce qu'il mette tant de temps à s'en relever, quand même pas. Nous ne sommes ni à notre premier, ni à notre dernier combat, ensemble ou l'un contre l'autre, et je connais un minimum la capacité à prendre des coups de mon frère d'armes. Autant qu'il connait la mienne.
Raison pour laquelle je ne suis absolument pas surpris de voir qu'il n'est pas là où je m'attendais qu'il soit. Mes sens soudain en alerte ne sont pas suffisants pour que je le sente venir sur moi, jusqu'à ce que je sente la morsure de sa dague sur ma gorge et son poids dans mon dos. Ouais, je dirai que je l'ai laissé gagner, malgré le sang et la sueur dont nous sommes plus couverts l'un que l'autre. J'ai bien parlé de soulager son égo blessé tout à l'heure, non?

"Soyons clairs sur lequel de nous deux qui paye sa tournée. Je repars pour un tour quand tu veux. Toi par contre, t'as l'air de te soutenir sur moi pour pas tomber... T'es lourd, au passage. Littéralement parlant."

Il en faut bien plus que ça pour me fatiguer, et heureusement. J'ignore comment j'aurai survécu en Enfer durant près de deux millénaires si je m'effondrais au premier coup reçu. Certes, mon égo en a pris un coup, mais il se soignera la prochaine fois que j'abimerais celui de Nathan, et ainsi de suite. Entre deux bagarres de tavernes ou autres bagarres tout court, on est de vrais frères : Solidaires, mais éprouvants parfois le besoin de se taper sur le coin du nez. Ce qui est d'autant plus vrai quand les deux protagonistes sont LE gardien des Enfers dont la réputation n'est plus à faire et un demi-dragon n'ayant pas attrapé que la moitié de l'égo de ses ancêtres écailleux. Se rentrer mutuellement dans les brancards, c'est notre passion commune.

Je laisse filtrer un soupir amusé suite à ses propos avant de retirer ma dague de sa gorge, m'écartant légèrement non sans garder ma lame prête à frapper, connaissant assez le lascar pour savoir qu'une contre-offensive est toujours possible de sa part. Ne voyant rien venir, je finis par la glisser à ma ceinture avant de l'inviter à passer devant moi pour remonter l'escalier menant au bar.
"J'ai besoin d'un verre. Et toi d'une douche. Tu pue le chien mouillé ma parole!"

Non, je ne me suis pas regardé. Dans le genre chien, mouillé et ayant besoin d'une douche, je suis sans aucun doute mieux placé que lui.
"Et d'une excuse pour ton œil. Ton épouse a mal gobé le dernier "Je me suis défoulé sur Cerbère" si ma mémoire est bonne..."

A la lumière descendant du rez-de-chaussée nous éclairant maintenant que nous avons rejoint le bas de l'escalier escamotable, le coquard qui commence à se former autour de son œil droit promet de ne pas passer inaperçu. Pas plus que sa réaction, qui me prouve qu'il ne l'avait pas même remarqué. Attends un peu que l'adrénaline retombe, tu vas le sentir passer cui-là. De quoi améliorer ma journée. On s'en tire presque ex æquo sur ce coup.