Pour une fois, tout va bien dans ma vie. Vraiment. Et ceux qui voudront me prouver le contraire s'y casseront les dents. D'abord, j'ai eu une nuit de sommeil correct. Complète même. Aucune urgence obligeant Juliet à m'abandonner en pleine nuit. Kyllan a dormi presque dix heures non stop, à croire que quelqu'un l'a assommé hier soir, et j'étais pas de garde ni hier, ni cette nuit ni ce matin. En prime, même si on s'en fout un peu beaucoup, mon portable a fêté ses deux mois d'existence hier, une première depuis longtemps. Et oui, la technologie et moi on fait deux. J'ai deux siècles et j'ai pas évolué avec mon temps, ce sont des choses qui arrivent.
Bref, ce matin, dix heures de sommeil derrière moi, je suis de bonne humeur et rien ne saurait me casser ma journée. Pas même le fait que Juliet doive aller bosser à l'infirmerie et que je me retrouve donc bientôt seul avec notre fils, situation que je n'aime, disons le clairement, absolument pas. C'est pas le fait de devoir m'occuper de lui le problème, ça non. C'est le genre de gamin qu'on n'entend pas de la journée. Bien différent de son idiot de père, si j'en crois Denetor. Non, le problème, c'est que j'ai beau vivre entouré de gosses et d'ados à longueur de journée, un gosse aussi petit, je sais pas gérer. Et quand je sais pas gérer, je panique, et quand je panique, je fais des conneries. Raison pour laquelle mon programme de la prochaine demi heure est parfaitement établi. Habiller le petit prince et aller emmerder mon frère. Lui, les gosses, il connait, il est déjà passé par là et disons le, il a assuré bien mieux que je ne saurais jamais le faire, même s'il s'obstine à affirmer le contraire. Pas sa faute si ce monde est plein de conards. D'ailleurs, c'est une histoire à bénéfice mutuel entre nous. J'évite de faire des conneries avec mon fils, et lui se trouve tellement occupé à éviter que je fasse des conneries avec son neveu qu'il arrête de broyer du noir pendant une heure. Que du bonus.

Après une nuit de veille, je pousse la porte de chez moi. Épée, arc et carquois se retrouvent appuyés contre le mur tandis qu'une arme bien moins conventionnelle pour un elfe, ou un revolver, rejoint l'un de mes tiroirs. J'ai deux siècles, et j'appartiens à l'une des races les plus traditionnelles du monde (si ce n'est la pire en la matière), mais j'ai compris que parfois, une flèche est parfaitement inutile face à l'ennemi. Une balle en argent, en revanche, arrête un plus grand nombre de créatures, bien que mon arme n'ai que très peu servi depuis que j'en ai fait l'acquisition, il y a plusieurs décennies de cela.
Mais je n'ai pas prévu de faire un exposé détaillé sur les armes que je possède, surtout après une nuit trop calme. Aucune fugue dans les dortoirs, aucune tentative d'intrusion des murs, et même les loups n'ont pas su nous donner un peu d'animation. D'accord, ce qui a rendu cette nuit ennuyeuse pour moi a surtout été le congé de mon frère. Malgré tout ce que je peux dire sur Elladan et son incompatibilité maladive à savoir se montrer sérieux, concentré, ou tout autre adjectif un temps soit peu utile à notre mission, quand il n'est pas là, le manque se ressent. Et bien sur, je tuerai de sang froid quiconque lui rapportera ces dires. Il a un égo suffisamment développé pour que je ne lui offre pas d'engrais à y rajouter.
Mais assez évoqué mon frère, cela risque de le faire venir dans la minute. Et là, après une nuit de boulot, j'ai juste envie d'une bonne douche et d'une heure de sommeil. D'avantage? Aucune chance. Je ne suis pas assez fou pour croire qu'il est possible de faire la grasse matinée dans cette école. Je ferme donc ma porte avant de me débarrasser de mon manteau et me diriger vers la salle de bain, l'eau courante étant à mes yeux l'une des meilleures inventions de la race humaine, bien que mon avis sur cette race maudite soit assez tranché. L'eau permet de se vider l'esprit, comme si les canalisations absorbaient les mauvaises pensées en même temps que la poussière et parfois le sang dont je me débarrasse. Et tous les esprits de la forêts savent que me vider la tête, j'en ai cruellement besoin. Surtout si je compte prendre une heure de bon sommeil après.

Quand je disais que mon fils était toujours d'un calme olympien, bien loin de son idiot de père... la prochaine fois que je compte le redire, arrêtez-moi avant, par pitié. Parce que même en étant pas doué, il ne faut pas une heure pour laver et habiller un gamin "calme". Et c'est pourtant le temps que je viens de perdre à me battre avec lui. D'abord, il a détrempé la salle de bain. Promis, la prochaine fois, le bain, c'est Juliet qui s'y colle. Ensuite, j'ai pris un coup de pied dans les dents en essayant de lui enfiler ce truc bizarre qu'on met aux bébés, quasi de la tête aux pieds. Et pour finir, il a profité que j'étais occupé à éponger ses bêtises pour s'échapper du canapé (je sais, quelle idée bizarre de le poser sur le canapé quand son berceau est dix mètres plus loin, mais je préfère l'avoir sous les yeux...enfin bref) et aller jouer derrière le meuble télé... quel plaisir, sincèrement. Enfin bref, aller voir Len' avant qu'il n'y ai vraiment des ennuis.

Et donc, le gamin gigotant dans les bras, je tire la porte de chez moi, à défaut de la fermer à clef - pas que j'ai perdu la clef, non, pas vrai - et je me dirige vers la maison de mon frère, à quelques centaines de mètres de la mienne. Sa porte est aussi fermée à clef que la mienne, donc j'entre sans attendre qu'il ne vienne m'ouvrir, l'appelant quand même pour le prévenir de mon arrivée. Enfin, au vu du calme ambiant, je pense savoir où le trouver. Vrai qu'il devait bosser cette nuit lui... bof, le sommeil c'est communicatif, il arrivera à endormir Kyllan, à coup sur.

Les rêves sont à double tranchant. Parfois, ils sont si horribles que se réveiller est un soulagement, bien que notre esprit semble s'obstiner à vouloir connaitre la fin de l'histoire car, de ces rêves, on ne se réveille jamais assez bien pour ne pas replonger aussitôt dans l'un de ces sommeils angoissés dont on se relève avec la pire des migraines. La plupart du temps, ils sont si doux que le cauchemar est de se réveiller pour réaliser que ce n'était qu'un rêve. C'est ce qui se passe à peu près tous les jours pour moi, après avoir passé mon temps de sommeil à profiter de la présence illusoire de ma femme, et surtout de mon fils. A mon réveil, toujours ce réflexe stupide de chercher une présence dans le lit, ou tendre l'oreille à la recherche d'un bruit quelconque, de ceux qui vous disent "tu n'es pas tout seul chez toi".

Curieusement, cette fois-ci, mes sens embrumés rencontrent réponse, bien qu'une part de moi semble se battre avec une autre sur l'impossibilité de cet état de fait. Et, de couché sur le flanc que j'étais, je me retourne sur le dos, frottant mes yeux fatigués tout en cherchant à distinguer le vrai du faux. La confusion du réveil, quand vous savez que c'est impossible, mais que pourtant, vous souhaitez y croire à tout prix.
"Alt... Kyllan?"

A présent suffisamment réveillé pour remarquer la présence de mon neveu près de moi et de mon frère sur le pas de la porte, je me relève et recueille l'enfant au passage avant de sortir de la pièce, offrant un regard noir à Elladan après avoir jeté un oeil à l'horloge accrochée au mur. Je l'avais dit, qu'une heure de sommeil c'était trop demandé!
"Quitte à me sortir du lit, t'aurais pu m'offrir un café."

Elladan préparer du café...Mauvaise idée, si je compte y survivre. C'est pas sa faute, mais dès qu'il met les mains dans la préparation d'un truc mangeable, il le devient beaucoup moins... Si bien qu'à peine assis sur un des tabourets entourant l'ilot central de mon salon/cuisine/pièce commune/appelez ça comme vous voulez, mon neveu calé contre ma hanche tandis qu'il s'obstine à dévorer le morceau de chiffe qui lui sert de peluche - les poussées dentaires, la galère -, j'empêche mon frère d'offrir un nouveau client à l'infirmerie du quartier.
"La cafetière rouge, y a des capsules dans le tiroir en dessous. Tu peux pas te planter..."

Quand c'est pas le grand qui endors le petit mais le petit qui réveille le grand... ouais, j'aurai pu songer que c'était probable, en effet. Mais je ne vais quand même pas m'en vouloir du fait que mon frère ai le sommeil aussi léger, non? Personnellement, un avion peut décoller à coté de moi, ça ne m'empêchera pas de dormir. D'ailleurs, Kyllan a de la chance que sa mère ai le sommeil moins lourd que moi, sinon il pourrait toujours hurler quand il a besoin. Hé, j'ai jamais dit être le père de l'année, j'ai juste dit faire des efforts pour y parvenir... mais c'est même plus du boulot à plein temps, c'est un job à 30h sur 24, d'être père. Et j'avoue que je n'assure pas toujours. Heureusement que j'ai une famille assez sympa pour prendre la relève... d'ailleurs, si j'écoutais ma mère, elle ne me le rendrait jamais!

Concernant Len', c'est compliqué. Autant je sais qu'il adore son neveu et ferait pour lui un bien meilleur père que moi (vous la sentez la légère crise de jalousie quand il arrive à l'endormir en deux minutes là où j'ai galéré une heure?), autant sa présence ne fait que lui rappeler de mauvais souvenirs. Vous pensez peut-être que je n'ai pas noté l'hésitation qu'il a eu au réveil? Impossible de ne pas savoir ce dont il rêvait, et si j'évite de lui en causer quand le moment n'y est pas, ça ne m'empêche pas de le noter et de m'en attrister. Je prend donc la perche qu'il me tend avec son histoire de café, histoire de changer de sujet.

"C'était l'idée. Te sortir du lit pour que j'ai les mains libres pour te faire un café."

Merci, je sais encore préparer du café! De l'eau chaude, du café en poudre... je sais que la cuisine et moi nous faisons deux, mais pas à ce point quand même! Je lui jette un regard faussement indigné avant de sortir deux tasses d'un placard et essayer de me débrouiller de sa fichue machine tellement moins pratique et parfaitement inutile. Mettre la capsule dedans, la tasse en dessous, l'eau... attends voir.

"Tu la met où la flotte la dedans?"

Oui, je suis un cas désespéré, et alors? J'ai pas signé pour être ingénieur. J'ai signé pour rien du tout, à dire vrai. On m'a collé dans un coin avec mon épée et mon arc et on m'a déconseillé de demander une arme à feu, sous prétexte que je serai capable de me tuer moi-même avec sans le vouloir. Bon ok, en prime, à l'époque, j'aurai peut-être essayé... et j'aurai réussi à me rater moi-même sans le vouloir! Enfin bref, chacun son boulot.

"Sinon, ça a bougé cette nuit? J'ai pas entendu les râleries habituelles sur tes talents pour les attraper à la sortie du dortoir... mais d'un autre coté, j'ai du croiser deux élèves aujourd'hui, donc..."